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Quisnam igitur sanus ?
(Et qui donc est sain d’esprit ?)
Horace, Satires, II.
(Vers 25 av. J.-C.)
Patricia Hardie s’assit sur son lit et se frotta les bras pour y rétablir la circulation. Elle ne dit rien, mais resta là à se masser ; elle regardait Gosseyn, un léger sourire aux lèvres. Ce sourire troublait Gosseyn. Il la regarda avec acuité et vit que ce sourire était cynique, comme de connivence.
— Ainsi, vous n’avez pas réussi ! dit-elle.
Gosseyn parut surpris. Elle continua :
— Vous espériez être tué en venant aujourd’hui au palais, non ?
Il allait répondre : « Ne dites pas d’idioties ! » Mais il se tut. Il se représentait son arrivée au palais, l’estomac noué, sa réussite et son désappointement. Sans doute, sans doute, les hommes pouvaient s’abuser eux-mêmes. La voix de la jeune fille retentit plus acérée :
— C’est la seule raison pour laquelle vous êtes venu chercher le Distorseur. Vous savez que vous devez mourir pour laisser apparaître Gosseyn III. Et vous espériez que votre initiative vous mènerait à la mort.
Il le voyait clairement maintenant. Un homme sain d’esprit ne pouvait se suicider ni se laisser tuer sans résister. Ainsi, son subconscient avait cherché une solution. « Est-ce que je crois, se demanda-t-il, à ce Gosseyn III ? Oui. » Il restait stupéfait. Parce qu’il s’était dit et redit que ce serait impossible. « Puis-je me tuer ? Pas maintenant. Mais il y a un moyen. Il y a un moyen. »
Il se retourna et sans un mot alla vers la porte.
— Je rentre à l’hôtel. Vous pouvez me joindre n’importe quand.
Il s’arrêta. Il avait presque oublié qu’elle aussi avait un problème.
— Vous ferez bien de demander quelques maçons pour remettre ce mur en place. Pour le reste, je suppose que vous connaissez mieux que moi votre situation, aussi je m’en rapporte à vous. Au revoir et bonne chance.
Il sortit et regagna le boulevard. Une fois en ville, il entra dans une pharmacie et demanda une bouteille de solution hypnotique.
— Vous vous y prenez d’avance pour l’entraînement aux prochains jeux, hein ? dit le pharmacien.
— N’est-ce pas ? dit Gosseyn brièvement.
Il se rendit ensuite dans un magasin d’enregistreurs.
— Je voudrais louer un appareil pendant une semaine, dit-il. Un appareil à répétition.
— Désirez-vous que l’appareil puisse vous enregistrer vous-même ?
— Oui.
— Quatre dollars cinquante, s’il vous plaît.
À l’hôtel, Gosseyn prit la clef de son coffre, retira le reste de son argent et revint au bureau.
— Le premier jour des jeux, dit-il, on m’a expulsé de cet hôtel pour un doute sur mon identité. Voulez-vous me louer une chambre pour une semaine ?
L’employé n’hésita pas. L’hôtel devait être pratiquement vide, après le grand exode de ceux qui n’étaient pas sortis vainqueurs des jeux. En deux minutes, un groom conduisit Gosseyn à une vaste chambre. Gosseyn s’y enferma, réalisa son enregistrement et le mit sur l’appareil pour une répétition ininterrompue. Puis il avala sa drogue et s’étendit sur le lit. « En vingt-quatre heures, se dit-il, ça m’aura sapé le moral et alors… »
Il posa sur la table de chevet le petit automatique brillant qu’il avait pris à Patricia Hardie.
Ce n’était pas le sommeil. Une torpeur, une lourde fatigue au travers de laquelle des impressions, des bruits se frayaient un passage. Un bruit, un son pleurard, régulier, le son de la voix dans l’enregistrement qu’il avait fait :
Je ne suis personne. Je ne vaux rien. Tout le monde me hait. À quoi bon vivre ? Jamais je n’arriverai à rien. Pas une fille ne voudra m’épouser. Je suis ruiné. Pas d’espoir… Pas d’argent… Me suicider. Tout le monde me hait… me hait… me hait…
Des millions de gens non intégrés pensaient et repensaient des choses de ce genre sans jamais arriver au suicide. C’était une question d’intensité permanente et de cet affreux déséquilibre qui guette les hommes tombés des hauteurs de l’intégration dans les profondeurs du désespoir.
… À quoi bon vivre… À quoi bon… pas d’espoir… me suicider…
Pendant la première heure, il eut plusieurs réactions propres : « C’est idiot. Mon cerveau est trop solide pour être jamais influencé par ces… Pas d’espoir… Tout le monde me hait… Je ne vaux… »
Vers la fin de la seconde heure, un bruit de tonnerre se fit entendre très loin. Il persista, atteignant fréquemment un crescendo tel que la voix gémissante à son chevet se trouvait couverte. À la fin, cette violence durable provoqua un vague semblant de surprise de la part de Gosseyn.
« Des armes ! L’artillerie ! Ont-ils attaqué la Terre ? »
Il eut conscience de quelque chose d’horrible. Sans avoir le souvenir de s’être décidé à se lever, il se trouva debout. « Quelle fatigue !… Je ne vaux… ruiné… pas d’espoir… me suicider… »
Très las, il se traîna jusqu’à la fenêtre et jeta un coup d’œil dehors. Mais le tonnerre des armes croissait en intensité. Et cela venait de la Machine. Un moment de crainte terrible dissipa la brume de sa conscience. On attaquait la Machine.
… Je ne suis personne… me suicider… Tout le monde me hait… à quoi bon vivre ?
La Machine, avec le Distorseur en son pouvoir et sans contrôle, devait avoir commencé à diffuser des informations concernant l’attaque de Vénus. Et le gang tentait de la détruire.
Diffuser ! La radio de l’hôtel. Il rampa jusque-là. Quelle fatigue ! Me tuer… pas d’espoir… Il atteignit la radio, enfin… mit le contact.
— Torpillée… meurtriers… incroyable… criminels…
Malgré sa torpeur, les mots firent sursauter Gosseyn. Et il comprit, glacé : la guerre de la propagande faisait rage comme l’autre. Partout où il tournait l’aiguille, des voix hurlaient des menaces et des accusations.
— La Machine ! L’ignoble Machine !… Monstruosité mécanique, malhonnête, inhumaine… Les conspirateurs vénusiens qui avaient infecté les hommes de son poison étranger… Camisole de force… assassinat… massacre.
Et tout ce temps, en fond sonore à ces voix menteuses, résonnait le tonnerre des canons, le tonnerre sourd, croissant des armes. Gosseyn s’assoupissait ! « Je serai mieux au lit. Fatigué. Si fatigué. »
— Gosseyn !…
Toutes les autres voix se turent. La radio lui parlait directement.
— Gosseyn, ici la Machine. Ne vous suicidez pas !
— Me suicider. Je ne suis personne. Tout le monde me hait. À quoi bon vivre ?
— Gosseyn, ne vous suicidez pas. Votre troisième corps a été détruit par le gang. Gosseyn, je n’en ai plus pour longtemps. Pendant la première demi-heure, j’ai été atteinte par des obus ordinaires. Mais maintenant je reçois régulièrement des torpilles atomiques.
« J’ai une cuirasse extérieure de trente mètres d’acier, Gosseyn, elle a été perforée cinq fois par des torpilles atomiques venant de la direction de Vénus.
« Gosseyn, ne vous tuez pas. Votre troisième corps est détruit. Vous devez apprendre à utiliser votre cerveau second. Je ne puis vous donner aucun conseil à ce sujet, car…
Crash !
Il y eut un arrêt, puis :
— Mes chers auditeurs, la Machine des jeux vient d’être détruite par un coup direct. Son attaque perfide et sauvage contre le palais a été…
Clic !
Il voulait fermer la radio depuis quelques minutes… Embêtante… Lui racontait des trucs à propos… de quelque chose… Quoi ?…
Étendu sur son lit, il se le demanda. Quelque chose à propos de quoi ?… de quoi ?… Quelle fatigue !… Me suicider. Tout le monde me hait. Je suis ruiné. À quoi bon vivre ? Me suicider…